LES hommes qui avaient enlevé le corps de Ionescu pour l’emporter avaient eu l’impression de ramasser une enveloppe de caoutchouc emplie de sable et de cailloux. Il avait juste un peu de sang aux narines et aux coins de la bouche, mais tous ses os étaient brisés, et l’intérieur de son corps réduit en bouillie.
Il y avait plusieurs jours de cela, mais Hoover se surprenait encore à regarder furtivement sa main gauche, et à ramener trois doigts vers la paume, l’index et le pouce tendus. S’il se trouvait alors à proximité d’une bouteille de bourbon, ou à la rigueur de scotch, ou même d’un quelconque brandy, il se hâtait d’y puiser un réconfort dont il avait grand besoin. Il lui fallait tout son volumineux optimisme pour supporter la fatalité qui avait fait deux fois de lui, en quelques semaines, un meurtrier. Il n’avait, bien entendu, jusque-là jamais tué personne, mais il n’avait non plus jamais tué rien, ni un lapin à la chasse, ni un goujon à la pêche, ni une mouche, ni une puce.
L’arme et les objets non encore examinés avaient été replacés, prudemment, dans le socle où on les avait trouvés. Les Compagnons reconstruisaient la salle de réanimation et les techniciens réparaient ce qui pouvait l’être, mais plusieurs appareils étaient entièrement détruits, et il faudrait attendre qu’ils fussent remplacés pour commencer les opérations sur le deuxième occupant de l’Œuf.
La femme — Eléa, puisque cela semblait être son nom – refusait toutes les nourritures. On essaya de lui introduire une bouillie dans l’estomac au moyen d’une sonde. Elle se débattit si violemment qu’on dut la ligoter. Mais on ne parvint pas à lui faire ouvrir les mâchoires. Il fallut faire pénétrer la sonde par une narine. A peine la bouillie fut-elle dans son estomac qu’elle la vomit.
Simon avait d’abord protesté contre ces violences, puis s’y était résigné. Le résultat le convainquit qu’il avait eu raison et que ce n’était pas la bonne méthode. Tandis que ses confrères parvenaient à la conclusion que le système digestif de la femme du passé n’était pas fait pour digérer les nourritures du présent, et analysaient la bouillie rejetée dans l’espoir d’y trouver des renseignements sur son suc gastrique, lui se répétait la seule question qui, à son avis, comptait :
— Comment, comment, comment communiquer ?
Communiquer, lui parler, l’écouter, la comprendre, savoir ce dont elle avait besoin. Comment, comment faire ?
Serrée dans une camisole, les bras et les cuisses maintenus par des courroies, elle ne réagissait plus. Immobile, les paupières de nouveau closes sur l’immense ciel de ses yeux, elle semblait parvenue au bout de la peur et de la résignation. Une aiguille creuse enfoncée dans la saignée de son bras droit laissait couler lentement dans ses veines le sérum nourrissant contenu dans une ampoule suspendue à la potence du lit. Simon regarda avec haine cet attirail barbare, atroce, qui était pourtant le seul moyen, de retarder le moment où elle allait mourir, de faim. Il n’en pouvait plus. Il fallait...
II sortit brusquement de la chambre, puis de l’infirmerie.
Taillée à l’intérieur de la glace, une voie de onze mètres de large et de trois cents mètres de long servait de colonne vertébrale à EPI 2. On lui avait donné le nom d’avenue Amundsen, en hommage au premier homme qui eût atteint le pôle Sud. Le premier – du moins jusqu’ici, croyait-on. De courtes rues et les portes du bâtiment s’ouvraient à gauche et à droite. Quelques petites plates-formes électriques basses, à gros pneus jaunes, servaient à transporter le matériel, selon nécessité. Simon sauta sur l’une d’elles, abandonnée près de la porte de l’infirmerie, et appuya sur la manette. Le véhicule s’ébranla en ronronnant comme un gros chat plein de souris. Mais il ne dépassait pas le quinze à l’heure. Simon sauta sur la glace râpeuse et se mit à courir. La Traductrice était presque à l’extrémité de l’avenue. La Pile atomique venait ensuite, après un virage à cent vingt degrés.
Il entra dans le complexe de la Traductrice, ouvrit six portes avant de trouver la bonne, répondant d’un geste énervé aux « Vous désirez ? » et s’arrêta enfin dans une pièce étroite dont le mur du fond, le mur de banquise, était matelassé de mousse et de plastique et tendu de laine. Un autre mur était de verre et un autre de métal. Devant celui-ci courait une console mosaïquée de cadrans, de boutons, de manettes, de voyants, de micros, de poussoirs, de tirettes. Devant la console, un siège à roulettes, et, sur le siège, Lukos, le philologue turc.
C’était une intelligence de génie dans un corps de docker. Il donnait, même assis, l’impression d’une force prodigieuse. Le siège disparaissait sous la masse des muscles de ses fesses. Il paraissait capable de porter sur son dos un cheval ou un bœuf, ou les deux à la fois.
C’est lui qui avait conçu le cerveau de la Traductrice. Les Américains n’y avaient pas cru, les Européens n’avaient pas pu, les Russes s’étaient méfiés, les Japonais l’avaient pris et lui avaient donné tous les moyens. L’exemplaire d’EPI 2 était le douzième mis en service depuis trois ans, et le plus perfectionné. Il traduisait dix-sept langues, mais Lukos en connaissait, lui, dix fois, ou peut-être vingt fois plus. Il avait le génie du langage comme Mozart avait en celui de la musique. Devant une langue nouvelle, il lui suffisait d’un document, d’une référence permettant une comparaison, et de quelques heures, pour en soupçonner, et tout à coup en comprendre l’architecture, et considérer le vocabulaire comme familier. Et pourtant il « séchait » devant celle d’Eléa.
Il disposait de deux éléments de travail qui étaient là, posés devant lui : le cube chantant, et un autre objet, pas plus grand qu’un livre de poche. Sur un des côtés plats se déroulait une bande lumineuse couverte de lignes régulières. Chaque ligne était composée d’une suite de signes qui semblaient bien constituer une écriture. Des images, visibles en trois dimensions, représentant des personnes en action, achevaient de faire de cet objet l’analogue d’un livre illustré.
— Alors ? demanda Simon.
Lukos haussa les épaules. Depuis deux jours, il dessinait sur l’écran enregistreur de la Traductrice des groupes de signes qui semblaient n’avoir aucun rapport les uns avec les autres. Cette langue étrange semblait composée de mots tous différents et qui ne se répétaient jamais.
— Il y a quelque chose qui m’échappe, grogna-t-il. Et à elle aussi.
Il tapota de sa lourde main le métal de la console, puis glissa une baguette dans l’étui du cube musical. Cette fois, ce fut une voix d’homme qui se mit à parler-chanter, et le visage qui apparut était un visage d’homme, imberbe, avec de grands yeux bleu clair, et des cheveux noirs, tombant jusqu’aux épaules.
— La solution est peut-être là, dit Lukos. La machine a enregistré toutes les baguettes. Il y en a 47. Chacune comporte des milliers de sons. L’écriture a plus de dix mille mots différents. Si ce sont des mots !... Quand j’aurai fini de les lui faire avaler, il faudra qu’elle les compare, un à un, et par groupes, à chaque son et chaque groupe de sons, jusqu’à ce qu’elle trouve une idée générale, une règle, un chemin, quelque chose à suivre. Je l’aiderai, bien sûr, en examinant ses hypothèses et en lui en proposant. Et les images nous aideront tous les deux...
— Dans combien de temps pensez-vous aboutir ? demanda Simon avec anxiété.
— Peut-être quelques jours... Quelques semaines si nous bafouillons.
— Elle sera morte ! cria Simon. Ou devenue folle ! Il faut réussir tout de suite ! Aujourd’hui, demain, dans quelques heures ! Secouez votre machine ! Mobilisez toute la base ! Il y a assez de techniciens, ici !
Lukos le regarda comme Menuhin eût regardé quelqu’un lui demandant de « secouer » son Stradivarius pour lui faire jouer « plus vite » un « prestissimo » de Paganini.
— Ma machine fait ce qu’elle sait faire, dit-il. Ce n’est pas de techniciens qu’elle aurait besoin. Elle en a assez. Il lui faudrait des cerveaux...
— Des cerveaux ? Il n’y a pas un endroit au monde où vous en trouverez réunis de meilleurs qu’ici ! Je vais demander une réunion immédiate du Conseil. Vous exposerez vos problèmes...
— Ce sont de petits cerveaux, monsieur le docteur, de tout petits cerveaux d’hommes. Il leur faudrait des siècles de discussion avant de se mettre d’accord sur le sens d’une virgule... Quand je dis cerveau, c’est au sien que je pense.
Il caressa de nouveau le bord de la console, et ajouta :
— Et à ses semblables.